UNE PRÉSENTATION : SEPT VIDEOS DANS LA COLLECTION DE MARC FASSIATY
Martine Aboucaya donne une carte blanche à Marc Fassiaty, collectionneur de vidéos.
Drôle, humoristique, Expir de Christian Nicosia – une des premières vidéos achetées par Marc Fassiaty en 2000- glisse très vite dans le registre de l’absurde et du tragique. Un homme nu face à l’écran, seul, ne cesse de tomber de son tabouret… Une vidéo qui donne le ton de cette collection partagée entre humour et gravité, sérieux et burlesque. Composée d’une cinquantaine d’œuvres dont certaines d’Eric Duyckaerts, de Wood and Harrison, de Pierrick Sorrin, de Valérie Mréjen ou de Marcel Dinahet, elle comprend également des artistes moins confirmés dont la production est plus confidentielle, comme Christian Nicosai, Igaor Krenz, Bertran Berrenger…
La présentation de Marc Fassiaty est un parti pris, un engagement total. Elle se compose de vidéos qu’il souhaite faire découvrir ou redécouvrir au public dans l’espace de la galerie que lui offre Martine Aboucaya. Confiant son lieu d’exposition à des commissaires invités, proposant des lectures ou des conférences d’artistes et de spécialistes du monde de l’art, éditant des recueils de poèmes… la galerie Martine Aboucaya est une plateforme, un terrain d’expérimentations qui propose d’autres rapports à la création contemporaine, d’autres regards en ouvrant le champ des possibles.
Dans cette exposition, les vidéos sont de courte durée, elles s’inscrivent dans une grande simplicité, une unité de temps, de lieu et d’action et présentent essentiellement des cadrages et des plans serrés. Ces œuvres, qui se dévoilent comme des portraits, offrent à travers leurs différentes interprétations des impressions visuelles et sonores. Elles constituent une sorte de kaléidoscope qui témoigne de nos comportements, de nos façons d’être au monde, de notre rapport au langage, à la complexité des sentiments, à la rhétorique. Un grand nombre d’entre elles mettent en exergue nos habitus, au sens bourdieusien du terme, alors que d’autres s’inscrivent dans un discours plus politique, poétique ou onirique.
Le choix opéré par Marc Fassiaty est passé par le filtre des sept pêchés capitaux, un prétexte, une façon d’envisager l’humain vu à travers le prisme de la performance ou de l’action. Celui-ci est appréhendé dans ses travers, ses défauts, ses manies, ou tout simplement dans sa relation à l’Autre. Paradoxales, les situations insolites dans lesquelles se trouvent les protagonistes sont souvent drôles ou décalées et parallèlement mettent en avant la question du langage et nos difficultés à communiquer ou à exprimer nos sentiments.
George Barber est une figure emblématique du Scratch Video, dans les années 1980. Explorant les nouvelles technologies de montage, découvrant de nouveaux effets de rythmes et de collages, d’images en mouvement, cet artiste prolifique et éclectique réalise une œuvre marquée du sceau de l’étude du comportement humain. Dans ce cadre, il a exposé en 2004 à la Tate Britain Shouting match, une œuvre conceptuelle incongrue et décalée qui se présente également sous deux autres versions. La première vidéo a été réalisée à Londres en 2004 dans un hangar puis dans deux autres villes aux us et coutumes différentes, Bangalore et Tel Aviv. Une quatrième version devrait être réalisée à Dallas ou à la Nouvelle Orléans.
Pour chacune des vidéos, réalisées avec les habitants de ces villes, le principe est le même : il consiste à mettre en confrontation deux personnes qui ne se connaissent pas. Assises sur des chaises fixées sur un rail de travelling, elles se font face et vont entrer en compétition par la puissance et la force de leur cri. Le participant qui crie le plus fort gagne du terrain sur son adversaire et voit sa chaise propulser en avant. Cette énergie permet le va-et-vient dans le champ et le hors-champ de la caméra. La puissance de la voix permet de se retrouver sous la lumière des projecteurs, dans le cadre, d’exister à l’écran. Inversement, un cri moins agressif moins violent, exclut du processus filmique et efface la personne au profit de son adversaire. Le cri, primordial dans cette vidéo, nous renvoie à nos instincts les plus primitifs. De même les expressions contrariées et déformées de ces combattants évoquent l’image de la folie, de la haine, de l’horreur, de la colère ou de la victoire. Un panorama des sentiments les plus vils et effrayants est ici convoqué. Présentées sur plusieurs écrans dans un même espace, ces vidéos développent des comportements extrêmement combatifs et compétitifs, des déchaînements de fureur et posent la question de la relation aux autres, de la communication. Au- delà du cri, il est question de l’homme et de sa capacité à être au monde.
Julien Creuzet, parisien d’origine martiniquaise, réalise une œuvre protéïforme peuplée de référents culturels multiples et faisant la part belle au syncrétisme. La vidéo variation 3 de Standard & Poor’s développe, par le biais de ce sucre placé au bord des lèvres, à la limite de choir et de fondre dans le vide, une double lecture, celle de l’envie et du dégoût, sentiments suggérés à différents moments par l’action opérée sur ce sucre qui est successivement croqué, sucé et qui, pour finir, se répand et coule à la commissure des lèvres. Au- delà de cet aspect, l’œuvre s’ouvre à des contingences plus matérielles, aux problématiques économiques et politiques, ainsi qu’aux préoccupations identitaires, à la singularité d’un peuple,
d’une culture. Le titre de cette œuvre affirme un trouble et joue d’une certaine ambiguïté. Bien sûr, il évoque l’agence de notation financière mondialement connue et peut se comprendre également au sens premier du terme. En effet Julien Creuzet associe sous cette appellation, dans l’archipel d’œuvres qu’il développe -installations, sculptures ou vidéos- des éléments standards et des matériaux pauvres, identitaires renvoyant notamment à la culture créole. La caravelle, la coco, la banane, les coquillages, le sucre … évoquent, en filigrane et de manière parcimonieuse, l’histoire, la culture de ces peuples qui ont été colonisés.
Sous le nom du collectif Bertran Berrenger se profilent deux artistes Fabrice Bertran et Jean-Paul Berrenger, dont les œuvres se manifestent sous la forme de production d’actions courtes dans lesquelles le corps contraint, voire empêché, entre en action. L’univers développé par ces artistes expérimentaux est certes visuel mais surtout très sonore. Au cœur de leur préoccupation se trouvent la musique et surtout la production de sons et de rythmes.
Ici le corps, présence énergique forte, est producteur de son comme dans les premières vidéos de ces artistes. Il est en la substance même, le matériau premier de l’œuvre. Oiseau qui glisse est une vidéo qui dure le temps d’une chanson. Elle présente un personnage au torse nu et tatoué, bras croisés, il fait face à la caméra et chante. Son portrait en buste présente un personnage au profil atypique, qui semble en parfait décalage avec la chanson interprétée. Il se met à nu devant nous. L’Oiseau qui glisse, entré dans les collections de Light Cone, est la traduction d’une chanson rock des Trashmen des années 60, The Surfin Bird. Ce morceau chanté en français et a cappella développe des univers qui ne sont pas sans faire écho à la poésie sonore et phonétique du début du XXème siècle, celle des artistes du Cabaret Voltaire comme Hugo Ball, ou encore aux cri-rythmes de François Dufrêne et de manière plus contemporaine peut-être au Slam.
Pierrick Sorin, fervent partisan de l’auto-filmage, invente et met en scène des narrations dont il est le seul acteur et interprète. Celles- ci s’inscrivent souvent dans l’univers du burlesque, elles évoquent les affres de l’existence humaine à travers une succession de petites scènes, d’évènements insignifiants, de faits divers cocasses, drôles et sans grande prétention ni importance. L’incident du bol renversé de 1993 s’inscrit dans ce registre de la farce : un geste malheureux conditionne alors l’humeur de toute une journée, un prétexte pour filmer ces petits riens, ces non-événements qui peuplent notre quotidien. Pierrick Sorin épingle, non sans ironie et moquerie, nos travers, nos découragements abusifs et surtout l’ennui et la paresse qui découlent de ces situations.
Oskar Dawicki, polonais, est un artiste de la performance. Ses œuvres, qui révèlent un certain caractère conceptuel, sont grotesques ou absurdes et questionnent le statut de l’artiste ainsi que les moyens de la création. Dans cette vidéo, l’artiste reprend l’un des thèmes chers à l’histoire de l’art, celui de l’arbre de la connaissance dont les fruits défendus permettent de connaître le bien et le mal mais inversement, une fois consommés, rendent mortels tous ceux qui y ont sacrifié, comme Adam et Eve. Les couleurs, la lumière de même que le dispositif scénique déployé renvoient le spectateur à l’univers de la parodie, à l’esthétique du spectacle voire de la prestidigitation. L’artiste performer est vêtu d’un costume de scène bleu à la veste étriquée, kitsch et brillante. Il s’introduit dans un verger de pommiers, univers manifestement interdit, et fait preuve de vigilance car au loin des chiens aboient. Eclairées par des projecteurs, les pommes tentatrices de ce jardin d’Eden brillent dans la nuit d’une couleur étrange, artificielle. Oskar Dawicki goûte chaque fruit de l’arbre de la connaissance puis systématiquement en recrache les morceaux. Gâtées, abîmées, les pommes sont maculées de taches brunes et portent les stigmates du temps. Insatiable, l’artiste soudain s’élève dans les airs afin d’y goûter les fruits défendus de la cime.
Cette vidéo parodie une scène de la Genèse. Ici, l’ancrage biblique est mâtiné d’une référence -plus contemporaine- à la société de consommation dans le rapport frénétique qu’entretient l’artiste à la possession, à la compulsion.
Artiste reconnue, Valérie Mréjen est une plasticienne, photographe, vidéaste. Ses œuvres explorent les moyens et les possibles du langage par le biais de récits filmés, toujours très écrits, d’une simplicité et d’une efficacité redoutables, mélangeant des événements réels, vécus ou entendus à ceux de la fiction. D’une grande précision, ces textes sont généralement interprétés par des acteurs comme dans Jocelyne, l’une des plus connues de l’artiste. La comédienne a pris place dans un décor très minimal, le cadrage est fixe et le plan serré. L’histoire de Jocelyne est celle d’une jeune femme qui raconte de manière extrêmement factuelle et avec une précision quasi chirurgicale la soirée puis la nuit qu’elle vient de passer avec un homme. Avec force détails, ce récit à la neutralité absolue relate des événements manifestement douloureux de manière étrangement banale sans aucune colère ou émotions. Un récit de l’intime dépourvu de toutes expressions des sentiments qui interroge sur notre façon et notre capacité à communiquer.
Conférence, cours magistral, communication… mais surtout performance filmée, la nouvelle vidéo d’Eric Duyckaerts évoque la notion de retenue. L’artiste, seul et unique protagoniste de ces performances, comme à son habitude, se présente sous les traits d’une sorte d’intellectuel et joue avec l’image de l’érudit, s’approprie sa rhétorique. Eric Duyckaerts incarne la notion de retenue jusqu’à dans son comportement hésitant, ne sachant comment aborder puis développer cette problématique. Afin de planter le décor, il est filmé dans l’une des pièces de sa maison et prend place aux côtés d’une bibliothèque, d’un tableau blanc sur lequel, cette fois, il n’écrira pas et d’un certain nombre d’objets insolites, de bibelots voire d’un escabeau. Nous sommes aux antipodes de l’univers attendu qui correspondrait à ce genre de prestation intellectuelle. Le thème, objet de logorrhée, développe des notions qui confèrent souvent à l’absurde et au burlesque. Les associations d’idées développées, tantôt saugrenues tantôt hasardeuses, sont toujours construites par digressions anecdotiques. Les arcanes du développement de cette pensée sont faites de circonvolutions multiples qui ne sont pas sans rappeler l’essence labyrinthique du savoir incarné par la pièce qu’il a présentée dans le pavillon belge de la biennale de Venise en 2007.
Line Herbert-Arnaud